La scèneuse: édition du 21 décembre
Un medley d'actualités, deux Gatsby rivaux et... un mash-up improbable?
Bonne première journée d’hiver! Comme je vous l’avais promis à la fin de la dernière édition, je vous emmène aujourd’hui à West Egg, patelin de Gatsby le magnifique, le protagoniste de l’œuvre-phare de F. Scott Fitzgerald.
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LE MEDLEY: QUELQUES NOUVELLES EN RAFALE
Mais pour commencer, j’essaie un nouveau format de rubrique, histoire de faire un survol des actualités sans (trop) entrer dans les détails.
Jennifer Lopez va ENFIN jouer dans une comédie musicale: elle campera le rôle-titre de Kiss of the Spider Woman, adaptation d’un spectacle 1992 de John Kander et Fred Ebb (le duo derrière Cabaret, Chicago et l’hymne à la Grosse Pomme «New York, New York») basé sur un roman de l’auteur argentin Manuel Puig. Je sais, c’est complètement saugrenu que ça ne soit jamais arrivé avant1, puisque J Lo est ce qu’on appelle dans le milieu un «triple threat» (c’est-à-dire qu’elle excelle comme actrice, comme chanteuse ET comme danseuse). Le film sera réalisé par Bill Condon (Dreamgirls, le scénario du Chicago de 2002) et devrait prendre l’affiche en 2025.
Parlant de movie musicals, j’exprimais le mois dernier ma perplexité quant à la bande-annonce de Mean Girls, qui semblait vouloir cacher entièrement le fait qu’il s’agit d’une comédie musicale. Eh bien, apparence que c’est tout à fait délibéré: selon un article sur la performance au box-office de Wonka (qui se trouve AUSSI à être une comédie musicale… étiez-vous au courant?), le site Deadline explique que les «focus groups», ces fameux spectateurs·trices qui voient les films en avant-avant-première, ont tendance à réagir si négativement aux comédies musicales que les maisons de production se sentent obliger de piéger le public si elles veulent espérer vendre des billets. (La question qui me hante: si vous avez aussi peu confiance en vos films musicaux que ça, pourquoi continuez-vous à en produire autant? Personne ne vous y oblige, tsé.)
Finalement, une nouvelle qui plaira sans doute aux fans de La Mélodie du bonheur: une version «super deluxe» de la trame sonore du film de 1965 vient tout juste de paraître, et on peut y entendre pour la toute première fois Christopher Plummer interpréter la pièce «Edelweiss». Pour la petite histoire, la voix de Plummer avait été jugée à l’époque «pas assez polie et professionnelle» par les producteurs du film, qui ont préféré faire appel au chanteur Bill Lee (un acteur chevronné ayant prêté sa voix à plusieurs personnages de Disney) pour doubler la chanson en question. Au bout du compte, son interprétation s’avère tout à fait adéquate… disons qu’on est loin du Javert de Russell Crowe!
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A TALE OF TWO GATSBYS
C’était le meilleur et le pire des temps, le siècle de la sagesse et de la folie, l’ère de la foi et de l’incrédulité, la saison de la lumière et des ténèbres, le printemps de l’espérance et l’hiver du désespoir; devant lui, le monde avait tout ou rien, il allait tout droit au ciel et tout droit en enfer — bref, cette époque ressemblait tellement à la nôtre que les censeurs les plus bruyants n’en parlaient en bien ou en mal qu’au superlatif2.
C’était le 1er janvier 2021, à peu près 96 ans après la parution d’un des romans phares du «jazz age»: The Great Gatsby de F. Scott Fitzgerald. Comme toutes les œuvres publiées en 1925, Gatsby entrait finalement dans le domaine public (et devenait donc libre de droits, c’est-à-dire plus protégé par les droits d’auteur)3. Perspective alléchante pour les producteurs et créateurs en quête d’un nouveau projet: une histoire classique, connue et aimée du grand public, dont certains aspects (le clinquant! les fêtes démesurées organisées par Gatsby!) semblent tout naturellement faits pour la scène, qu’on peut maintenant raconter sans devoir débourser une somme potentiellement faramineuse pour les droits.
Vous me voyez venir: pas une, mais DEUX équipes de production différentes ont commencé à travailler en parallèle (et probablement à l’insu l’une de l’autre) sur leur propre adaptation musicale de Gatsby, caressant évidemment toutes deux l’idée d’amener le spectacle à Broadway à moyen terme. (Les comptes Instagram respectifs des deux productions sont d’ailleurs @bwaygatsby et @gatsbybway… ça ne s’invente pas!)
Les deux adaptations font partie de la programmation 2023-24 de théâtres de la côte Est américaine réputés pour la quantité de spectacles destinés aux planches de Broadway qui y ont d’abord été présentés. (Vu l’investissement colossal que représente une production à Broadway, on peut facilement comprendre pourquoi les producteurs·trices préfèrent développer et peaufiner leurs spectacles à l’extérieur de New York, dans un plus petit marché, avant de faire le grand saut.)
Dans le coin gauche se trouve The Great Gatsby: A New Musical, une production du Paper Mill Playhouse, au New Jersey (dans la grande banlieue new-yorkaise), mettant en vedette Jeremy Jordan (le jeune premier à la mâchoire carrée qu’on a pu voir sur scène dans Newsies et Bonnie & Clyde, et au petit écran dans Supergirl et Smash) et Eva Noblezada (qui a fait ses débuts à Broadway dans le revival de 2017 de Miss Saigon avant de créer le rôle d’Eurydice dans le succès Hadestown)4. Le spectacle, qui a été présenté à guichets fermés pendant un mois un peu plus tôt cet automne, est probablement l’adaptation la plus «grand public» des deux, si je me fie aux extraits qui ont été publiés sur les réseaux sociaux. On sent une certaine filiation avec le film de Baz Luhrmann de 2013, notamment sur le plan des décors, et la musique est résolument pop.
Dans le coin droit, on voit Gatsby: An American Myth, une production du American Repertory Theater, à Cambridge, dans le Massachusetts (en banlieue de Boston), qui compte sur une équipe créative des plus intrigantes: paroles et musique de Florence Welch (oui oui, madame + the Machine en personne!), livret de Martyna Majok (lauréate d’un prix Pulitzer en 2018 pour sa pièce The Cost of Living), mise en scène de Rachel Chavkin (Hadestown, Natasha Pierre & the Great Comet of 1812) et chorégraphies de Sonya Tayeh (qui a marqué toute une génération de danseurs·euses avec ses numéros de contemporain pour So You Think You Can Dance avant de signer les chorégraphies de l’adaptation scénique de Moulin Rouge!). Le spectacle, dont la distribution n’a toujours pas été annoncée, prendra l’affiche à la fin du printemps 2024 pour une durée d’environ deux mois, et tout porte à croire qu’il s’agira d’une adaptation un peu plus champ gauche, probablement plus ambitieuse et plus risquée sur le plan artistique (on nage dans le flou: aucun extrait n’est encore paru pour nous mettre en appétit).
La question à 100$: est-ce que les DEUX spectacles pourraient éventuellement jouer en simultané à Broadway? Ou est-ce au contraire une course contre la montre, vouée à être remportée pas forcément par le meilleur produit artistique, mais simplement par l’équipe arrivant la première au fil d’arrivée?
Eh bien, ce n’est pas la première fois qu’une situation du genre se produit. Lors de la saison 1999-2000, deux adaptations différentes de The Wild Party, un poème narratif des années 1920, se sont côtoyées à New York: une sur les planches de Broadway (composée par Michael John LaChiusa) et une off-Broadway (paroles et musique d’Andrew Lippa). Les deux spectacles ne jouaient pas exactement dans la même talle, mais ont quand même fini par se faire compétition, si bien que malgré les critiques positives, aucun n’a duré très longtemps.
Je n’ai évidemment pas de boule de cristal, mais à mon avis, la production de Gatsby qui atteindra Broadway la première a une solide longueur d’avance sur l’autre. Et si The Great Gatsby: A New Musical réussit à se faufiler sur Broadway à l’été ou à l’automne 2024, ça risque de couper l’herbe sous le pied à Gatsby: An American Myth. Si le premier spectacle est un succès, comment justifier de s’installer quelques rues plus loin pour raconter essentiellement la même histoire? Et si, au contraire, il s’avère un flop et finit par fermer rapidement… ça laisse techniquement le champ libre au deuxième spectacle, mais ça risque quand même de semer la confusion dans l’esprit du grand public («Gatsby? Il me semble que ça jouait l’été dernier, ça, pis les critiques étaient pas vargeuses…»). Mais tout est possible.
Bref, les dés ne sont pas encore jetés: il faudra attendre 2024 pour savoir quelle production sortira vainqueure de cette course jusqu’à Broadway. Et j’ai personnellement TRÈS hâte d’avoir un aperçu de Gatsby: An American Myth à me mettre sous la dent. À suivre…
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UN TIKTOK POUR LA ROUTE
Ces temps-ci, j’écoute beaucoup la trame sonore de la version de 2023 de Merrily We Roll Along, qui joue présentement à Broadway. Ce spectacle de Stephen Sondheim racontant de façon antéchronologique la vie et l’amitié d’un trio d’artistes a été un flop notoire lors de sa production initiale, tirant sa révérence après seulement 16 représentations et 44 previews5 (le documentaire de 2016 Best Worst Thing That Ever Could Have Happened se penche d’ailleurs sur cette production maudite).
La mouture actuelle du spectacle (premier revival sur Broadway en bonne et due forme depuis la production originale de 1981) connaît un vif succès, en partie à cause de sa distribution étoilée: Jonathan Groff (qu’on a pu voir postillonner de façon copieuse dans Hamilton et Spring Awakening, et qui a aussi joué le premier rôle de la série Mindhunter), Daniel Radcliffe (un certain p’tit gars avec un éclair dans le front, si ça vous dit quelque chose…) et Lindsay Mendez (une habituée des planches moins connue du grand public, qui a notamment joué dans Dogfight, Wicked et Carousel). Daniel Radcliffe est particulièrement remarquable dans son interprétation de la chanson «Franklin Shepard Inc».
Ce long préambule pour vous présenter ce qui est probablement le TikTok que j’ai écouté le plus souvent de ma vie (à part peut-être celui où une fille cuisine du spaghetti pour son Shrek de compagnie, iykyk): l’acteur Tyler Joseph Ellis s’est servi de la fonction duo de l’appli pour créer ce qui est essentiellement un mash-up entre l’hymne à la décadence «Tik Tok» de Ke$ha et la susmentionnée «Franklin Shepard Inc». J’aime tout de ce mariage incongru, de la façon dont les deux mélodies se juxtaposent tout naturellement jusqu’aux délicieuses expressions faciales d’Ellis.
J’en conviens, c’est extrêmement niché. Mais c’est aussi parfait à tous les égards. Sorry, Charlie!
Sur ce, je vous souhaite de très joyeuses Fêtes sous le signe du plaisir et (surtout!) de la détente. Essayez donc d’en profiter pour aller voir une comédie musicale, que ce soit sur scène ou au grand écran! On se retrouve dans votre boîte de réception (ou dans votre appli Substack) en 2024, pour d’autres longues missives remplies de digressions entre parenthèses et de notes de bas de page.
Bon, elle interprète effectivement des chanteuses dans Selena et Marry Me (et chante d’ailleurs dans les deux films!), mais ce ne sont pas des comédies musicales à proprement parler.
Vous aurez peut-être reconnu le premier paragraphe du Conte de deux cités de Charles Dickens.
Petite parenthèse juridique, même si je n’ai rien d’une avocate. Vous vous dites peut-être: «Je pensais que la protection des droits d’auteur ne durait que 70 ans après la mort de l’auteur!», ce qui nous aurait menés à 2010 dans le cas de Gatsby. Vous n’auriez pas exactement tort, puisque c’est le cas au Canada, mais la loi est un peu plus complexe aux États-Unis. Blâmons la compagnie Walt Disney, qui s’est battue bec et ongles pour conserver ses droits sur le personnage de Mickey Mouse le plus longtemps possible. Deux lois ont été votées dans la deuxième moitié du XXe siècle pour prolonger le terme des droits d’auteur, la plus récente étant le Sonny Bono Copyright Term Extension Act (oui oui, le Sonny Bono auquel vous pensez, le chanteur et ex de Cher devenu politicien). En vertu de cette loi, toutes les œuvres parues avant 1978 sont protégées pendant 95 ans.
Bon, techniquement, Eva Noblezada n’a pas «créé» le rôle d’Eurydice à proprement parler, puisqu’il y a eu plusieurs itérations de Hadestown avant que le spectacle aboutisse à Broadway (y compris, curieusement, une production à Edmonton [of all places!] en 2017). La toute première Eurydice était en fait Anaïs Mitchell, la créatrice du spectacle. Mais Noblezada demeure la première interprète d’Eurydice sur les planches de Broadway.
À Broadway, les previews sont essentiellement une série de représentations de rodage auxquelles le grand public peut assister. Le spectacle n’est pas encore coulé dans le béton, mais à moins d’une catastrophe, devrait se rapprocher pas mal de sa «forme finale». Si on fait le calcul, ça équivaut à… cinq semaines et demie de previews et seulement DEUX semaines (ouille!) de représentations en bonne et due forme.